LE TROU, C'EST PAS NOUS !  


Les médecins sont ils responsables du déficit de la sécurité sociale ? 
CAPITAL L'Essentiel de l'Economie N° 61 - octobre 1996 

Philippe Eliakim etNathalie Villard 

     Le système les y pousse, les malades en redemandent... Même si beaucoup sont consciencieux, nos "docteurs "contribuent à la flambée des dépenses de santé.
      Pas de doute, quelque chose ne tourne pas rond dans notre système de santé. Jetons un coup d'oeil aux chiffres. En dehors des Etats-Unis, la France est le pays qui consacre la plus grande part de sa richesse à la santé (9,9 % du PIB, près de 800 milliards de francs). Elle est aussi l'une des nations où ces dépenses croissent le plus vite. Résultat : les cotisations sociales y sont les plus lourdes de la planète et le taux de remboursement moyen (71 %) le plus faible d'Europe. Malgré cela, le déficit de la branche maladie de la Sécurité Sociale devrait atteindre 36 milliards en 1996. Les Français sont-ils seulement mieux soignés que les autres ? Même pas. Les indicateurs sanitaires de l'OCDE classent la France dans la moyenne des pays riches, sans plus.
 

" Le trou, c'est pas nous ", tempête la majorité des médecins


      Voilà pourquoi le gouvernement, allié pour la circonstance à la CFDT, nouvelle " patronne " de l'assurance maladie, s'est lancé, avec le plan Juppé, dans une réforme ambitieuse : information des cabinets, création de filières de soins, formations continue obligatoire, révision du tarif de certains actes... Autant de mesuresqui visent à instaurer une " maîtrise médicalisée " des dépenses. En clair, à faire admettre aux médecins qu'ils doivent soigner aussi bien mais moins cher. Pour cette année, c'est plutôt râpé. Les dépenses de médecine libérale ont augmenté de 4,7 % sur les sept premiers mois, alors que l'objectif annuel est de 2,1 %.
      Inutile de dire que cette façon de les désigner de l'index ne plaît guère aux praticiens. Depuis la publication, au printemps dernier, d'une ordonnance menaçant de les frapper au portefeuille en cas de dérapage des dépenses, la majorité d'entre eux ne décolère pas. A les entendre, l'hémorragie financière s'expliquerait, pêle-mêle, par le vieillissement de la population, le renchérissement des techniques médicales, la boulimie des malades et l'inertie des gestionnaires de la Sécu. Tout cela est vrai. Mais de leur propre comportement, pas un mot. " Le trou, c'est pas nous ! " résume ce médecin parisien. De leur refus de se remettre en cause, non plus. Même si beaucoup d'entre eux sont à la fois vertueux et consciencieux, les médecins apparaissent collectivement responsables d'une partie de la béance de la Sécurité Sociale.
      Rebelles, les toubibs ? Non, avant tout trop nombreux. On en dénombre 180000 en France métropolitaine, dont 86000 spécialistes. 3 fois plus qu'il y a vingt ans, 2 fois plus qu'en Angleterre.
      La voilà, la première explication du dérapage des dépenses de soins : la folle concurrence que se livrent les blouses blanches. " C'est dur à dire, mais nous sommes aussi des commerçants ", reconnaît le Docteur Philippe Sopéna, numéro 2 du syndicat de généralistes MG de France. Sauf que les commerçants se battent à coups de rabais. Les médecins, eux, fidélisent leur clientèle trop souvent grâce à des prescriptions remboursées par la Sécurité sociale. 
      Il faut dire que les patients en redemandent. (...) Et, surtout des boites de gelules. Jusqu'à la frénésie. " Un médecin qui laisse partir ses malades sans leur administrer au moins deux médicaments passe pour un mauvais ", déplore un jeune généraliste lyonnais. " Il est plus facile et plus rapide de prescrire un examen que de passer trente minutes à écouter son patient ", renchérit le Dr Lehman, généraliste dans les Yvelines. 
      Tous ne font pas cet effort,en effet. D'après les statistiques de l'Assurance Maladie, la durée moyenne des consultations est de 18,8 minutes. En revanche, les médecins administrent une ordonnance moyenne de 3,8 lignes. Un record du monde. Ainsi biberonnés au stylo encre, les Français sont peu à peu devenus les champions de l'absorption moléculaire. Ils avalent, par exemple, 2,5 fois plus d'antibiotiques que les Allemands, 19 fois plus de vasodilatateurs que les Anglais. Et pas du deuxième choix : les praticiens optent souvent pour des médicaments dernier cri, donc plus chers. " Médicalement, ça ne change pas grand-chose, reconnaît le Docteur Sopéna. Mais ceux qui en restent aux vieilles spécialités passent pour ringards". 
       Cette propension des blouses blanches à prescrire plus que de besoin s'explique aussi - c'est la deuxième raison du gaspillage - par leur sensibilité à la pression des laboratoires pharmaceutiques. (...) 
       Difficile d'échapper à la force de frappe marketing des géants du médicament. Rien qu'en France, ils y consacrent 10 milliards de francs par an. " J'exercerai mon art dans la pureté et l'innocence ", recommande le serment d'Hippocrate, guide de la déontologie du métier. Assaillis de visiteurs médicaux, conditionnés par une presse sponsorisée par l'industrie pharmaceutique, couverts de petites attentions, guidés par un système de formation continue aux mains des labos, certains praticiens ont du mal à tenir le cap. (...) 
       Le cas des médicaments génériques en est un bon exemple. Copies de molécules tombées dans le domaine public, donc moins chers, ils ont déjà conquis le marché de nombreux pays industrialisés. En Allemagne, un médicament sur trois est un générique. En France, pas même un sur trente. Très en retard sur leurs concurrentes, les firmes françaises font tout pour repousser leur arrivée." Le seul remplacement du Lipanthyl par du Sécalip (hypolipidémiantgénérique) pourrait faire économiser plus de 300 millions à la Sécu !" s'emporte Jean-Pierre Davant, le président de la Fédération nationale de la Mutualité française. "Pourquoi les médecins ne le prescrivent-ils pas ? " 
      Prisonniers d'enjeux financiers qui les dépassent, les praticiens accusent régulièrementle " système "qui, intrinsèquement, les pousse à la dépense. Et ils n'ont pas tort. La France est le seul pays au monde à combiner paiement du praticien à l'acte (et non auforfait comme en Grande-Bretagne), liberté totale de prescription et remboursement à guichets ouverts. Une architecture ultralaxiste qui permet à beaucoup de praticiens libéraux de fixer eux-mêmes le niveau de leurs gains. Jusqu'à, parfois, en abuser. C'est le troisième reproche qu'on peut leur faire. " Certains de mes amis spécialistes le reconnaissent, raconte le Pr Béraud. Le 15 du mois, ils regardent où ils en sont. S'ils ont pris du retard, ils forcent un peu pendant la deuxième quinzaine. 
       Forcer ? Parents pauvres du secteur (certains sont au Smic), les généralistes n'ont guère d'autres ressources pour arrondir leurs fins de mois que de faire revenir leurs patients(...). Or cette pratique du " revenez-y" conduit à bâcler les consultations. Ce chef de clinique d'un grand hopital parisien le sait mieux que quiconque : interniste, une spécialité qui monte, il " récupère " les malades dont l'affection demeure mystérieuse. " Avant d'arriver dans le service, nos patients ont navigué entre plusieurs cabinets, des piles d'examens sous le bras. Souvent, leurs médecins n'ont même pas pris le temps de les écouter ", observe-t-il.

 

 


 
 
La France consacre 9,9 % de son PIB à la santé, soit près de 800 milliards de francs

 
 
 
 
 
 
 
 
 


Les Français sont devenus les champions de l'absorption moléculaire
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

 

Déficit de la branche maladie de la "sécu" : 36 milliards de francs en 1996










 


 
"Nous voyons plus de gens mal dans leur peau que réellement malades"

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 


La médecine technicienne, plus chère, gagne du terrain

      De l'avis de tous, les études sont largement responsables de cette dérive. " Nous sommes formés à soigner des maladies, avec l'enchaînement diagnostic - examen complémentaire - traitement, explique le Dr Jacquin. Or, en ville, nous voyons plus de gens mal dans leur peau que réellement malades. Ceux-là ont davantage besoin d'attention que de scanner ". Pourtant, cette médecine technicienne, toujours plus chère, n'en finit pas de gagner du terrain. Apanage des spécialistes, cette fois, la course à l'équipement a aussi des effets désastreux sur les comptes de la Sécu. Ayant souvent beaucoup investi dansles derniers petits bijoux de la technologie, radiologues, gastroentérologues et autres cardiologues cherchent évidemment à amortir leur matériel. Vient-on les voir en consultation ? Ils peuvent prescrire un ou plusieurs examens, actes techniques bien rémunérés, qu'ils réaliseront eux-mêmes la semaine suivante. Or ces examens ne sont pas toujours nécessaires. On estime, par exemple, que 80 % des scanners prescrits pour des sciatiques sont inutiles. Idem pour les électromyogrammes réalisés sur des patients atteints de spasmophilie - un sur dix est nécessaire, affirme le professeur Marcel-Francis Kahn, rhumatologue à l'Hopital Bichat.Quant aux fibroscopies digestives, les gastro-entérologues en ont tellement abusé qu'on leur en a interdit le recours dans certains cas (fin de traitement de l'ulcère du duodénum). 
 

      Radioscopie de six examens qui rapportent :
 
 

Spécialistes Actes médicaux autoprescrits Prix
Gynécologues Echographie 201 F à 378 F
Radiologues Echographie 378 F
Neurologues Electromyogramme 882 F
Gastro-entérologues Fibroscopie 378 F À 1260 F
Cardiologues Phonomécanogramme
Holter
126 F
504 F
Phlébologues Echographie 504 F
  Doppler pulsé veineux 756 F

Prix facturé au patient sur la base du tarif Sécu (secteur 1)
 

Les réformes sont torpillées au nom de " l'intérêt des malades "


      Pas étonnant, dans un tel contexte, que les médecins restent très " attachés " à notre système de soins. Au point - c'est la quatrième critique qu'on peut leur opposer - d'en bloquer toutes les évolutions. L'histoire récente de la médecine française se confond avec une litanie de torpillages, généralement organisés au nom de "l'intérêt des malades"

  • 1977 : la CSMF s'oppose au numerus clausus à l'entrée à la fac de médecine. 
  • 1980 : elle sabote la première tentative de contrôle des dépenses.
  • 1991 : les syndicats médicaux, à l'exception de MG France, font un sort au projet de " contrat de santé " qui engageait les patients à consulter d'abord un généraliste. 
  • 1992 : ils font exploser le projet Teulade de maîtrise des dépenses. 
  • 1994 : en échange d'une réévaluation de leurs honoraires, ils prennent l'engagement de limiter à 3 % la progression de leurs dépenses et dépassent allègrement ce chiffre (ce sera finalement 4,5 %). 

      Encore aujourd'hui,les syndicats(en dehors de MG France) freinent la mise en place du codage des actes, seul moyen pour la Sécu de savoir ce qu'elle rembourse. Rechignent à appliquer les références médicales opposables (guide de la bonne prescription). Et refusent les sanctions financières. Du reste, est-ce la méthode la plus efficace pour convaincre les médecins d'exercer différemment ? Auteur d'un rapport à paraître sur la démographie médicale, Jean Choussat ne le pense pas. " Les médecins se sentent au service du malade, pas de la collectivité. Question de culture. " explique cet ancien directeur des Hôpitaux de Paris. Après tout, n'est-ce pas l'honneur de la médecine française que de consacrer 10 millions de francs par an en transfusions sanguines pour un patient atteint d'une pathologie rarissime (Hôpital Bichat, 1989) ? Alors, que faire ? " Le plan Juppé va incontestablement dans le bon sens, reconnaît le Professeur Andrieux. Malheureusement, la réforme ne touche pas aux principes de base de la médecine à la française". Pour le moment, en effet, aucune limitation aux libertés d'installation et de prescription. Pas de révolution, donc. (...) Va donc pour la réforme douce. " Cette fois, elle peut payer, espère le Pr Béraud. Car la voie est ouverte à de vraies expérimentations qui, dans cinq ans, pourraient bouleverser la pratique de la médecine ". Avant d'ajouter : " Si les toubibs jouent le jeu".

 


SANTE PUBLIQUE : LES DERIVES D'UNE CAMPAGNE DE VACCINATION 

      La psychose entretenue autour de l'hépatite B a affolé les foules et coûté plus de 1,5 milliard de francs à la collectivité.
      Tout le monde - à commencer par les médecins - le pense, mais personne n'ose le dire : initiée en 1994, la campagne de vaccination contre l'hépatite B, qui a déjà coûté plus de 1,5 milliard de francs, est un immense gâchis . " L'exemple même d'une action de santé publique mal conçue dont le coût pour la collectivité est très supérieur à ce qu'il aurait dû être " commente le professeur Claude Béraud, médecin-conseil à la Mutualité. Utile pour les enfants, ce vaccin a en effet peu d'intérêt pour l'adulte. " Non seulement les risques de contamination sont minimes, mais ils sont évitables par la prévention classique des maladies sexuellement transmissibles", explique-t-on à la CNAM. Les vaccins épuisés en quelques jours. 
      Tout commence en juillet 1994 par une déclaration inutilement alarmiste du ministre de la Santé d'alors, PhilippeDouste-Blazy. Relayée par une campagne de pub (15 millions de francs) et le laboratoire anglo-américain SmithKline Beecham, seul capable de produire assez de vaccins (Engérix B) pour alimenter le marché, cette annonce affole la population. En quelques jours, les stocks de vaccins sont épuisés. Devant les réclamations des assurés qui devaient débourser 400 francs pour trois ampoules, le gouvernement décide un remboursement à 65 %. 
      Une vague de vaccination " encadrée " est alors lançée pour les élèves de sixième. Un marché remporté la première année par SmithKline Beecham, dont le patron de la filiale française n'est autre, à l'époque, que le président du syndicat national de l'industrie pharmaceutique (Snip, Bernard Mezuré, par ailleurs en pleine négociation avec le gouvernement pour l'élaboration du plan Juppé. Son laboratoire enregistrera une croissance de 24 % de son chiffre d'affaires en 1995. 
      La Sécu n'a pas fait une bonne affaire. Organisée par la Cnam et l'Education nationale, la première campagne collective de vaccination a coûté 45 millions de francs pour 450 000 élèves (60 % des effectifs de sixième), soit 1000 francs par enfant. Alors que les autres vaccinations, faites par la médecine de ville auraient coûté 80 millionsde francs pour 100 000 enfants, soit 800 francs par cas ! C'est à ce prix que la population adulte, estimée à 3,5 millions de personnes, s'est aussi fait " piquer ". Résultat : la Cnam estime que cette psychose de l'hépatite B est responsable d'au moins un point de dérapage des dépenses maladie (hors hospitalisation), soit 1,721 milliard de francs en 1995 ! N. V. 

 

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